« Le plaisir du texte a été évincé par le désir du sexe et la mission des écrivains consiste à les réconcilier ». Marc Gendron

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Joël Andrianomearisoa est artiste. Je veux dire par là qu’il n’est à mes yeux ni peintre ni sculpteur, ni dessinateur ni poète, ni vidéaste ni photographe mais qu’il est tout cela à la fois. Andrianomearisoa est artiste et me permet de m’approcher encore davantage de la si belle assertion de Nietzsche selon qui « l’art nous est donné pour ne pas mourir de la vérité ».

Andrianomearisoa est artiste et réalise ici une œuvre de commande qu’il installe un temps, au cœur du château de Villers-Cotterêts ; une œuvre de commande pour un site en passe de devenir la Cité Internationale de la langue française. Ici, Andrianomearisoa nous apostrophe en français et nous invite : AU RYTHME DE NOS DÉSIRS /DANSONS SUR LA VAGUE DU TEMPS.

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Il ne saurait y avoir de processus linguistique, explique subtilement le philologue italien Cristiano Leone, sans qu’il n’y ait le fondement d’un rapport à l’autre. Il ne saurait y avoir qu’une seule perspective dans la langue et c’est parce qu’il le sait et l’écrit que Andrianomearisoa nous livre ses textes, comme un souhait inextinguible d’établir une relation à celles et ceux qui les regardent.

Andrianomearisoa le rappelle à l’envi : il veut intégrer le texte à l’architecture. Il souhaite qu’il fasse corps avec elle. Ce n’est pas tant qu’il veuille lui donner une physionomie monumentale. Ce n’est pas tant qu’il veuille le faire rivaliser avec ces mots et slogans qui nous assaillent au quotidien, comme autant de messages qui sont d’abord des injonctions non pas tant pour communiquer mais sans doute pour conduire à consommer. Voyez les enseignes, voyez les affiches et leurs typographies ! Et c’est sans doute pourquoi Andrianomearisoa veut redonner la parole à la poésie et pour se faire, lui donner visibilité et présence nécessaires.

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Ce désir, on le sait, traverse notre modernité et Joël Andrianomearisoa nous rappelle combien le poète malgache d’expression française Jean-Joseph Rabearivelo a voulu, au fil de son œuvre, témoigner de façon profondément mélancolique de ce lien nécessaire à tisser. Tisser est d’ailleurs bien un verbe qui prend ici sa pleine signification. Andrianomearisoa ne nous a-t-il pas fait comprendre combien son rapport au texte et à l’architecture s’est d’abord construit de la broderie et de mots qu’il avait fait naître sur le tissu ?

Mais ces mots qui s’échappent du papier ou de la surface sur laquelle ils sont tracés, dessinés, tissés, qui en appellent à la plume de « l’action restreinte » ailleurs décrite par Mallarmé, sont aussi ces mots qui, de Rimbaud à Marinetti et à tous ceux qui viendront depuis lors – je songe au territoire immense de la poésie visuelle – ont imprimé au propre comme au figuré, la volonté de « mots en liberté ». Souvenez-vous des « naissances latentes » du Sonnet des voyelles et après lui du Coup de dés comme de ces textes qui s’émancipent de la page et vous comprendrez !

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Le travail de Joël Andrianomearisoa s’inscrit là. Dans cette perspective qui n’est pas métaphore mais d’abord spatiale : une perspective qui, dès lors que le texte s’intègre à l’architecture, prend une autre dimension et, pour reprendre la parole de Bernard Heidsieck « se redresse de la page ». Les mots et les paroles d’Andrianomearisoa, ses phrases qui forment autant de poèmes en prose et de vers libres à la recherche d’autres voies et de lignes de fuite, trouvent au gré des cadres sur lesquels ils viennent se poser en s’appuyant sur les lignes de métal auxquels ils se fixent, un écho à celui de notes venant s’inscrire sur une portée. Ils appellent d’abord à les lire. Ils sont une matière taillée à vif dans l’acier et viennent apostropher le regardeur pour tenter de rêver un ailleurs.

Ils sont aussi une injonction. S’il nous faut « danser sur la vague du temps », c’est que ces mots incitent nos corps à se mouvoir, à retrouver après la pénitence, la joie du mouvement dont le confinement des deux dernières années nous a privés. Ils en appellent certes à la danse mais d’abord « au rythme de nos désirs » car le désir met le corps en mouvements, tend vers quelque chose ou quelqu’un, engage au risque et à l’inconnu, nous exacerbe. Il est dynamique. Il est un appel à la jouissance qui nous met face au vide, à « la Chose inter-dite » dont a parlé Lacan avec l’intelligence joueuse d’un usage des mots qu’il est seul à manier.

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Aussi, je vois dans l’injonction poétique devant laquelle nous met Joël Andrianomearisoa, comme l’expression d’une quête ouverte vers un ailleurs inconnu. « Presque-songes » dit un recueil de poèmes de Rabearivelo que Joël m’a montré et ne cesse de souligner. Andrianomearisoa – on le voit et le lit – veut parler avec le monde. Ses mots, ses brides de phrases, ses textes sont souvent courts. S’ils s’échappent du papier pour devenir ces lettres taillées à vif dans le métal, ils se fixent dans une typographie toujours identique : le News Gothic MT Bold, suffisamment lisible et propre à l’édition tout au long du XXème siècle, créée par Morris Fuller Benton dont les caractères incarnent l’avènement de la typographie moderne. Je veux le rappeler ici pour dire combien Andrianomearisoa vient offrir ici une lecture affranchie du geste initial de la main qui l’a tracée, et souligner combien le devenir de la lettre et du mot taillés comme des sculptures confèrent ainsi à l’ensemble, une autorité plastique indéniable.

AU RYTHME DE NOS DÉSIRS / DANSONS SUR LA VAGUE DU TEMPS traduit à la fois la volonté de formuler un espoir et le souhait de son accomplissement. Il s’agit d’abord de la passion de dire et d’écrire. Il s’agit encore d’exprimer par les mots, à une échelle qui défie la communication, comme une passion suspendue. Celle d’un monde à reconstruire au cœur duquel la parole de l’artiste cède au plaisir du texte, ce « plaisir du texte » dont Roland Barthes dit bien que « c’est ce moment où mon corps va suivre ses propres idées – car mon corps n’a pas les mêmes idées que moi ».

 

Bernard Blistène