« Ce que je cherche disait Joan Miro, c’est le mouvement immobile, quelque chose qui soit
l’équivalent de ce que l’on nomme l’éloquence du silence, ou de ce que saint Jean de la Croix
désignait par les mots de musica callada – la musique muette ». Cherchant à caractériser une
esthétique commune aux compositeurs catalans Isaac Albeniz, Déodat de Séverac et Federico
Mompou, le philosophe Vladimir Jankélévitch définit leur approche comme Présence lointaine.
Ecrivant : « La vocation de la musique n’est pas de répondre à l’alternative du près et du loin.
Perpétuellement en mouvement, le son se rapproche, s’éloigne, nous enveloppe entièrement, et
puis nous quitte pour s’éteindre dans les lointains. Car la musique est un charme. Ce charme de
l’inachevé est celui de la présence absente. » Au-delà du temps et de l’espace, l’art passionnel
subjuguant de Grau-Garriga et d’Andrianomearisoa, à la fois proche et lointain, est aussi un
charme, qui enveloppe le spectateur à la manière d’une présence qui s’absente. Mystérieuses
partitions qui récusent les disjonctions brutales, les sombres tapis de prières et les noires
colonnes de fumée du Catalan et du Malgache opèrent par magie et envoûtement. Les sorts
qu’ils jettent sont aussi ensorcelants que les cinq Charmes guérisseurs pour piano de Mompou,
à administrer comme suit : Pour endormir la souffrance, Pour pénétrer les âmes, Pour inspirer
l’amour, Pour les guérisons, Pour évoquer l’image du passé, Pour appeler la joie.

JOIE DE LA PAROLE

« Tot ha estat escrit a crits a la paret, senyals, enigmes, xifres i camins / perque ho llegeixis, ara
que no pots rebre a la cara l’aldarull del vent, rentar-te amb pluja i eixuga-te amb sol – Tout fut
écrit avec des cris sur le mur, signaux, énigmes, chiffres et chemins, / pour que tu le lises alors
que ton visage ne reçoit plus le tumulte du vent, le bain de pluie et le séchage du soleil » raturait
le poète catalan Miquel Marti i Pol, en tentant de dépasser la métaphysique dans la douleur et
la privation de la maladie incurable qui le rongeait. Au fond de la salle capitulaire du monastère
royal de Sant Cugat, le flamboyant Mort i ressureccio de Grau-Garriga se dresse derrière un
échafaudage, tel un austère retable médiéval sur fond d’or et de boue, chargé d’exorciser la
peur et d’espérer la grâce, à la manière élégante et sauvage d’un Bernart Martorell. Construite
au début du XIIIe siècle, peut-être sous la direction du maître tailleur de pierres Arnau Cadell
– qui venait de signer le cloître roman d’éternité du monastère (jusqu’à oser orgueilleusement
se représenter lui-même en sculpteur sur un chapiteau) -, cette salle du Chapitre entre roman
et gothique constituait le point de rencontre des moines. Là où ils se retrouvaient chaque jour
après l’heure de la prière, là où ils lisaient un chapitre de la Règle de Saint Benoît, là où ils
confessaient leurs fautes. Plus qu’une simple pièce : un havre de paix entre “el seny i la rauxa”
(la sagesse et la folie). Mais après s’être imposé d’austères règles de vie, le monastère de Sant
Cugat a dû subir les sanglants dérèglements de la mort. L’assassinat en 1350 de l’abbé Arnau
Ramón de Buire, en pleine messe de minuit de Noël, transforme le monastère en scène de crime
fou, et la salle capitulaire en salle d’exposition du corps martyrisé. Devenu panthéon pour
les moines au XVIIIe siècle, le Chapitre voit enfin ses tombeaux profanés et détruits lors des
guerres de succession et des révoltes paysannes.

LA RÉALITÉ COMME ART

« La tapisserie est le complément logique de l’architecture » avançait Josep Grau-Garriga.
Cherchant, comme son maître et ami Miro, à « provoquer une sensation physique pour
ensuite arriver à l’âme », l’artiste catalan laboure les mêmes « champs de batailles où les
blessures se multiplient à l’infini » des tableaux-murs, saupoudrés d’argile et englués de paille,
de son contemporain Antoni Tapies. A l’instar des « murs cloisonnant, cloîtrant, murs des
lamentations, murs de prison, témoins du passage du temps » de Tapies, les champs de solitude
sonore de Grau-Garriga se font « griffures, raclements, explosions, fusillades », pour mieux dire
« le rejet du monde, la contemplation intérieure, l’annihilation des passions, le silence, la mort
». Géométrique, naturelle, synthétique et pauvre, la savane africaine de coton lumineux, de
rafia mordoré, de sparte arraché et de jute hirsute de Mort i ressureccio plante ses ongles dans
l’écorce des siècles, en faisant saigner les croûtes blanches d’une expérience de mort imminente.
Jusqu’aux filets de sang d’une vie qui s’échappe et que l’on voit s’effilocher sur les bords du saint
suaire. L’élévation de ce catafalque funèbre, tel un autel des morts de sac et de corde sous voûte
gothique, satisfait à l’architecture d’« eau de lumière des pierres » recherchée par Marti i Pol.
Quoique conçu sur les bords de la Loire en 2003, le retable des merveilles de maître Josep porte
toutes les morts et transfigurations rapiécées de la Catalogne.

THRÈNES D’AVANT L’AURORE

Au pied de cet autel textile mémorial et immémorial gît un tapis de sol gluant de matières
noires, que l’on dirait échappé d’un Labyrinthe des passions jeté aux orties par Joël
Andrianomearisoa. Physique et obscur, le même monde du sortilège imprègne les sombres
colonnes de ciel envolé et de fleurs coupées de l’artiste malgache, qui tombent du plafond à
la manière des anges sans ailes arrachés aux chapiteaux du cloître. On pourrait reconnaitre
dans cette danse macabre le combat de l’âme, tel qu’il est sculpté sur le 33ème chapiteau
du cloître. Poète chrétien latin, originaire du nord de l’Espagne, Prudence décrit ainsi dans
son épopée La Psychomachie, au tout début du Ve siècle, la lutte acharnée des vices et des
vertus, sous forme d’allégories guerrières : « Lumière et ténèbres s’affrontent, écrit le poète,
animées d’aspirations opposées, et notre substance double donne vie à des forces contraires
». La nostalgie d’une île lointaine, « fragile laminaire à la merci depuis toujours des houles
tyranniques, immobile au milieu de la rafale et des fracas », pourrait avoir remplacé ici la
violence contraire des guerres barbares. Tout comme le chant funèbre psalmodié par le poète
malgache Jacques Rabemananjara dans ses Thrènes d’avant l’aurore, Andrianomearisoa, paraît
dans ses Dancing with the angels réciter « à voix grave les versets consacrés aux lignes longues
du soleil et des astres du destin » : Ny tody sy ny tsiny, Pastera, misy e ! Encagés dans de
longues tours verticales, carrés comme les palais royaux merina en bois de palissandre noir de
« Iarive la morte » – mais aussi les monuments funéraires en pierre des anciens Ibères -, trois
piliers débordants lévitent dans les airs, en défiant le sexe des anges de leurs fleurs de plastique
aspergées de noir, sous lesquelles sourdent des couleurs orangées et violettes. Ces trinitaires
anges noirs en pelures de lune ne sont pas sans rappeler les géants cornus promenés de par
la ville, en commémoration de la légende des Diables de San Cugat, qui réclamaient des âmes
au passage du pont gothique de Can Vernet. Comme Tolède, appréhendée avec stupéfaction
comme espace angélique par le poète Rainer Maria Rilke, c’est tout San Cugat del Vallès qui
devient « présente à la fois pour les morts, les vivants et les âmes ». Telles les colonnes d’un
paradis suspendu recouvert de végétation brulée, les moines noirs du Malgache semblent
vouloir atteindre le ciel sans y parvenir. « Le noir n’est pas seulement une couleur, affirme
en retour l’artiste, c’est une attitude ». « Passeur émérite du fleuve au cours impur », Joël
Andrianomearisoa s’en va au bal des âmes mortes en dansant avec Josep Grau-Garriga.